Partie 1 : De la cave….
C’était il y a presque cinquante ans, le temps semble s’être arrêté, il reste immuable. Ils avaient alors tous 13, 14 ou 15 ans. Ils s’étaient connus au collège, puis au lycée, ils avaient arpenté inlassablement les mêmes trottoirs, indifférents aux charmes de leur ville, inattentifs aux gargouilles d’une cathédrale qui, depuis des siècles, contemplent leurs allées venues. Ils avaient fréquenté les mêmes troquets, bousculé les mêmes flippers. Le temps de l’insouciance…
La bande dénotait alors. Un esprit rebelle et révolté singularisait ces jeunes en mal de reconnaissance, désinvoltes adolescents qui se cherchaient encore, qui se découvraient, engouffrés ensemble dans une passion commune, courant décoiffés par le même courant, attachés à une mode musicale et vestimentaire, une ligne de démarcation qui les marginalisait et qu’ils s’imposaient, pour être différents, pour se démarquer du tout à chacun, des pratiques entérinées, précurseurs qu’ils étaient de la vague qui a déferlé plus tard. Ils se devaient alors d’affronter quelques épreuves pour mériter leur aura, pour s’extirper du pas des suiveurs. Ils travaillaient d’arrache-pied leur aversion aux modes et se méfiaient de la pensée unique.
Le milieu rock amiénois, une poignée d’irréductibles, on ne dénombrait pas plus de cinquante phénomènes. Ils se rassemblaient souvent, squattaient pour un petit café à deux francs six sous des après-midis entières les arrières salles des bars où ils avaient établi leur QG. Ils y bousculaient alors les mêmes flippers, s’engouffraient dans la roulette, claquaient des mains, partageaient les mêmes valeurs, les mêmes disques, les mêmes magazines, Best ou Rock&Folk, les fanzines anglais. Ils se passionnaient pour les mêmes modèles, les rock anglais et américain, les Clash, les Stranglers, UK Subs, Killing Joke, les premiers albums des Cure ; Iggy Pop, les Ramones, les Cramps… la liste ne saurait être exhaustive… Ils chassaient de leur vue et de leurs oreilles les hit-parades, le commercial, sans jamais oublier d’évoluer à bon escient, de s’en distinguer. Avec le recul, les qualifierait-on de héros modernes ? no more. Ils menaient un combat quotidien pour se distinguer, pour se cultiver, pour cultiver leur différence.
Dès 16 ans, leurs premiers salaires de mois d’été passés à travailler, leur argent de poche, s’étaient en quelques heures dilapidés aux Puces de Clignancourt. L’acquisition du perfecto Schott était incontournable. Équipée sauvage, ils multipliaient de brefs séjours en perfide Albion pour revêtir la parfaite panoplie de leurs idoles, tee-shirts à effigie, vestes, pantalons zippés la Rocka, creepers de chez Robot, fiers de déambuler la chevelure décolorée sur King’s road, Portobello ou Kensington Market. Bien avant qu’elles ne soient de coutume, les premières paires de docs valaient à peine sept pounds à Camden Town, une soixantaine de francs d’avant, une dizaine d’euros… Friands de concerts, les joyeux drilles se motivaient. Trois quarts de tour d’une clé tournée montaient en mayonnaise l’idée de partager de frénétiques pogos, ici et ailleurs, du BJ’s club au cirque municipal, de Lille à Paris, de Londres à Londres. Allons don bien souvent. La meute de dandys y allait en bus classe économique, chopait des nausées sur la houle qui la démontait au large du cap Gris-Nez. Là, Dans l’épicentre de leur culture, ils traînaient leurs plaisirs, leurs petites amies et leurs guêtres sciemment déchirées de palais en palais, du Lyceum à l’Hammersmith, du Marquee à l’Odeon. Ils jubilaient alors d’y hurler en horde leur révolte, de dépenser leur énergie. Là, ils gravaient alors leur mémoire de souvenirs impérissables, ineffaçables, d’avoir photographié dans leurs rétines leurs modèles éclairés, d’être restés béats, d’avoir vus ensuite leurs cicérones décatir puis disparaitre quand bien même eux-mêmes ne se sont même pas senti vieillir. Presque cinquante ans ont passé…. Leur monde est aujourd’hui toujours le même, has been, mais il est resté circulaire. Le cercle se baigne toujours dedans.
A l’époque, à cette époque, 20 ans d’âge, 20 ans avant le millénaire, la plupart d’entre eux se sont alors essayé à la musique, bass, guitares électriques, batterie, synthé plus rarement. Trois accords suffisaient souvent pour s’identifier, pour plagier les modèles, pour créer. C’était une autre époque bien plus fertile en créations et nul besoin d’être réac pour le reconnaître. Les plus hardis ne s’encombraient pas de reprises majeures, ils s’essayaient aussi à la composition. Et à la distorsion. Même s’ils n’étaient qu’une poignée de branchés, les formations foisonnaient. Banlieue Nord, Insecticide, Plem, … Amiens Underground ! Les garçons s’appelaient Dominique, Patrick…. Jean-Luc, Jean-Christophe, Jean-Pierre, Jean-Jacques, j’en passe… Des prénoms d’une autre époque. Des sacrées gueules ! Philippe était de ceux-là.
Partie 2 : ….. au grenier.
S’il n’en reste qu’un, ce sera celui là. Philippe ! N’est pas héros qui veut. Il faut d’abord être libre. L’indépendance est un état d’esprit, une question de culture, un besoin. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, grand, maigre, au teint pâle et au regard clair, Philippe a toujours été bon camarade, un garçon timide passionné de guitares, passionné de rock’n’roll. Et depuis plus de quarante ans qu’il tire sur les cordes, le bonhomme n’a jamais décroché. De la cave de chez ses parents, insonorisée en studio par moult placardages de boites d’œufs cartonnées, la blague qui tue, on l’a connu instigateur de Docteur No, de Sunset Boulevard, d’Ave Tenebrae. Les Indiens Picards l’ont attaché au Crime des enfants perdus, à un coup de Téléphone, le tant d’un Après-midi de chien et de temps d’autres. Sa vie se résume à une longue suite de noms de groupes cocasses. C’était il y a longtemps, c’était hier… Ses copains de jeunesse sont eux devenus ingénieur, professeur, avocat, médecin, plombier, technicien. A l’âge d’ensemencer, de grandir, les membres de la bande se sont disséminés aux quatre vents. Tous ou presque, les maillons ont quitté le port. Ils se sont volatilisés, accaparés par la vie active, les enfants, les rejetons, le train train. Philippe, lui, est resté musicien, professeur de musique. Son manche de guitare a servi de levier à l’association « Musique en herbe ». Aujourd’hui leader incontesté des Last Ones, des Papillons Noirs, il écume toujours les salles, les arrière salles Il fédère, il comble. Tombé dans la marmite quand il était petit, Philippe marine toujours. Depuis tout ce temps, enseignant établi, il enseigne aux plus jeunes les base de la rythmique sur six cordes, les solos, les riffs de Chuck Berry, de Keith Richards, de Joe Strummer, d’Hugh Cornwell…. illustres inconnus pour les générations actuelles. Qui l’eut cru ? Convaincu, le professeur défend et cherche à perdurer ses propres valeurs.
Sous le pont du rieu, l’eau a tant coulé. Et Philippe est resté sur le pont. Tout a fui, même l’eau. Seule sa montre s’est arrêtée. Presque cinquante années se sont écoulées. 70, 80’s, nous voilà en 2020, + 1. Le monde a dépéri. La peste s’est emparée des rues. Dans don œuvre éponyme, le modeste écrivain Albert avait invité à réfléchir sur les valeurs de solidarité et d’engagement. L’épidémie de coro liberticide a confiné les gens. Le génial musicien intermittent du spectacle, ermite dans son art, est désormais reclus dans sa demeure. L’heure est grave et se solde à une insupportable claustration. Reportés les concerts, annulées les répètes, la vie s’est arrêtée. Le diamant tourne en rond. Et, à la fin de sa course, saute inlassablement de trois sillons en arrière, son cheminement ressasse les dernières notes : la, mi, sol. Perché au dernier étage d’un immeuble, cloîtré dans un grenier mansardé, Philippe contemple les tours de la cathédrale voisine. Il regarde le ciel dans la direction indiquée par la flèche et il scrute la nuit. De la cave au grenier, il a aménagé un vrai studio. Et pour transcender son isolement, libre de toute inspiration, il est devenu Attic man.
Pour ne pas devenir dingue d’un insupportable silence, le presque sexagénaire a sorti là sa guitare, ses boites à rythme, son micro. Il a poussé le volume de son ampli et accouché d’« Attic Man ». L’homme-grenier est son dernier projet artistique, un aboutissement dans le genre. Au printemps, lors du confinement général, Attic Man est sorti de son silence forcé et par les voies célestes a quitté son repaire. Il a envahi la toile. Il a réuni les siens sur les réseaux sociaux, les copains, les anciens, les ex, les Patrick, Dominique, Jean-Pierre, Jean-Luc perdus. On dit qu’avant de mourir, chacun revoit sa vie. Les vieux poteaux se sont retrouvés dans l’antre. Les copains d’abord. Puis se sont joint les autres, les plus jeunes, les enfants du rock, les plus grands, les plus petits, la ribambelle de deux ou trois générations. Ceux qui ne se sont pas vus depuis des décennies se sont retrouvés sur la toile tissée d’un grenier. Ils l’ont escaladée et se sont échappés dans leurs souvenirs, emportés par le joueur de Hamelin. Les 33 tours offerts au printemps, 33 live diffusés en direct à l’heure des apéros sur le profil face book, se sont avérés surprenants, aboutis. Chat autorisé et tchatche libérée. Le nombre de connexions est allé croissant, un croissant de lune offert à la nostalgie, à tous ceux qui se sont repris à rêver, le cou tendu vers le passé pour oublier un présent déploré.
Et quel présent ! Ne confondons pas, celui offert par Attic man est un vrai cadeau. Le tout premier concert du genre est survenu aux tout débuts de l’isolement. Une forme d’expression d’empathie naturelle, une façon de réunir les pour accompagner dans le malheur et la douleur, un ami chagriné d’avoir perdu son père. Il était alors impossible d’organiser la moindre cérémonie, obsèques interdites Le pansement a d’abord été pensé ponctuel. Puis, contexte mal aidant et moral des troupes s’avérant aux plus bas, l’artiste sollicité n’a guère hésité. Le show est devenu quotidien, pérenne, un rencart rythmé, une boule de neige qui n’a cessé de conglomérer, de rassembler, de réunir, inexorablement. Des apéros en ligne, des retrouvailles inédites, un show wifi sorti d’une box, des illuminations d’écrans, un régal pour les oreilles, le désensorcellement d’une fin du monde annoncée.
Des live orchestrés en pareils troubles sont nées des improvisations rock, d’abord balbutiées. Les lignes se sont révélées naturellement au génie de l’artiste. Interrogé, le compositeur a reconnu avoir beaucoup apprécié ces moments exceptionnels qui ont transcendé son énergie, sa créativité, son aisance et sa source d’inspiration. Chasser le naturel, il revient au galop. Libre et seul face à la caméra, sans, inhibition, Philippe a juste montré juste qui il était, un musicien construit.
Neuf thèmes récurrents ont pris petit à petit une forme élaborée. Epoustouflants ! Le son spécifique, la musicalité synthétisent parfaitement ce que cinquante années de culture rock’n’roll ont appris au concertiste. De la cave au grenier, le dige a fini de faire des progrès. Il a atteint le palier supérieur, son grenier n’est plus qu’à une seule petite marche des étoiles. Ses compos sont d’enfer, de vraies pépites de rock. On y lit le terreau, les racines, la sève, les mêmes valeurs, la même école, les mêmes émotions. Avec une saveur si distincte, appropriée, personnelle. Cinquante années de perspicacité et de ténacité ont fait la différence. Abouti, le talent est au dernier échelon. Le prochain pas sera le grand saut.
Quand l’été s’est installé, qu’à la période sombre a succédé un peu d’espoir, il importait de donner à chacune de ces improvisations une forme définitive, d’en faire des chansons reconnues, écrites, titrées. Le compère chanteur des Last Ones, Fil de brac a pris l’écriture des textes à son compte. Aujourd’hui, les chansons racontent toutes la même histoire, elles appartiennent à un homme qui, pour ne pas sombrer à l’heure où le monde part à vau-l’eau, convoque les fantômes et les héros de son passé. Le set complet laisse entrevoir un opéra rock. L’idée d’aller plus loin qu’un simple concert s’impose. L’acteur a posé des jalons et sa démarche est prise au sérieux. Les chansons ont été montées en spectacle, du son et de la lumière. Les voilà habillées d’une mise en scène, elles résonnent dans l’espace infini.
Cinquante années se sont écoulées. Et voila nous y sommes…
Partie 3 : dans les étoiles,
On attend le show…..
(Face Book : Attic Man – Philippe Van Haelst)