Dans le salon de la maison de la presse le Lutétia, un attroupement se forme autour de Béatrice Dillies, grand reporter à la Dépêche du Midi, venue dédicacer son premier ouvrage, Un génocide oublié, la voix brisée du peuple kurde, paru aux éditions SPM, collection Kronos L’Harmattan. Elle habite près d’Albi mais c’est une enfant du pays puisque son père réside à Boulogne et sa mère est originaire de Thermes Magnoac. Elle présente son ouvrage, un livre coup de poing, qui milite pour la reconnaissance officielle du génocide kurde.
Béatrice Dillies, quels sont vos liens avec le peuple Kurde ?
« Je suis journaliste à la Dépêche depuis 1995 et j’ai rencontré les Kurdes au cours de ma carrière, d’abord à Toulouse puis dans le Tarn. Zoubeyr Mahy, président de l’association franco-kurde d’Occitanie, m’a demandé d’écrire sur le génocide de son peuple, qui n’était absolument pas documenté.
Zoubeyr Mahy est lui-même un rescapé, victime des bombardements chimiques, réfugié pendant 3 ans au Kurdistan de Turquie avec sa famille. Il y a rencontré Danielle Mitterrand qui visitait le camp. Très engagée sur la question Kurde, elle a intercédé auprès du président Mitterrand pour l’accueil d’un millier de réfugiés en France. Cette action a abouti également à l’interdiction du survol aérien par l’Irak du Kurdistan irakien. Ainsi cessa le génocide enclenché 20 ans plus tôt par le régime baasiste irakien de Saddam Hussein, dont le paroxysme fut l’opération Anfal, qui a causé la mort de plus de 180 000 personnes en 1988.
Je suis allée au Kurdistan en 2009 à l’invitation de Zoubeyr, pour un reportage. Il revenait pour la 1ère fois dans son village détruit. En 2013 et 2014, j’y ai rencontré des rescapés du génocide, un moment émotionnellement intense. J’ai interviewé une centaine de ces victimes dans toutes les régions du Kurdistan, me rendant compte ainsi de l’immense traumatisme que représentait le génocide dans les années Hussein.
J’ai été confrontée à l’horreur qu’on vécu ces gens, la perte de leurs proches, de leur maison, la peur, la détresse. Et leur souffrance est décuplée par le fait que le génocide qui les a frappés n’est pas reconnu par la totalité de la communauté internationale. »
Peut-on faire évoluer les choses ?
« Pour qu’il y ait une reconnaissance officielle d’un génocide, il faut une qualification juridique. Aujourd’hui, elle n’est appliquée qu’à la Shoa, à Sebrenica et aux Tutsis rwandais. La Cour pénale internationale fondée en juillet 2002 ne statut que sur les drames internationaux survenus à partir de sa création. Il peut y avoir une exception juridique, comme pour Sebrenica, avec la création d’un tribunal spécial international. Seulement six pays au monde reconnaissent le génocide kurde, dont paradoxalement l’Irak. Mais pas encore la France. »
Votre ouvrage est-il utile à la cause ?
« Mon livre a effectivement pour but d’alimenter le débat sur la reconnaissance officielle du génocide kurde par la France. C’est une enquête approfondie et très documentée pour donner matière à réflexion aux politiques français, députés et sénateurs. Ils ont tous reçu un exemplaire, offert par l’association franco-kurde d’Occitanie. Chaque fois que j’échange avec des lecteurs, je leur demande si au terme de la lecture, ils considèrent que le peuple kurde a subi un génocide, un massacre de masse, ou un crime contre l’humanité. La différence est expliquée dans le livre. Et tous me disent qu’effectivement l’Irak a voulu éliminer ce peuple, c’est bien un génocide. Maintenant on ne pourra plus dire on ne savait pas… C’est un outil, une source d’informations pour que les parlementaires prennent la décision, qui ne coûte rien à l’État : oui le peuple kurde a subi un génocide. Ce serait un grand pas pour les victimes, sur le plan psychologique c’est essentiel, cathartique. Bien au-delà du fait d’entrer dans l’Histoire, c’est leur permettre de tourner la page et se reconstruire.
Comment les Kurdes ont-ils ressenti votre démarche ?
« C’était très puissant sur le plan émotionnel. Certains me sont tombés dans les bras, en larmes, disant que j’étais la première personne à laquelle ils pouvaient confier ce qu’ils avaient vécu. Ces gens n’ont jamais été entendus. Ce livre est une façon d’acter leur drame, de le mettre en lumière. L’ouvrage sera traduit en arabe, en kurde, en anglais, pour que cette histoire soit accessible et ainsi intégrer en particulier les écoles irakiennes, pour que les jeunes de ce pays sachent ce qui s’est passé. Il est essentiel de savoir comment les mécanismes d’un génocide se mettent en place, de repérer les signes précurseurs, c’est la meilleure façon d’éviter les récidives de l’Histoire. »
De quelle façon racontez-vous cette histoire dans votre livre ?
« C’est un livre difficile à lire, dans la mesure où des drames terribles sont exposés. Mais il y aussi des exemples de vies sauvées, et sauvées même par des Arabes. Ce n’est pas un livre caricatural ou manichéen, il se lit comme un roman, avec une écriture que j’ai voulue cinématographique. Les lecteurs sont très surpris car ils s’attendaient à un document quasi technique. Mais ma formation journalistique transforme la pure information en des scènes vivantes où le lecteur est plongé au cœur de l’action. Le fil rouge du livre s’appelle Snur, c’est une jeune femme dont on suit le parcours, elle avait à peine 8 mois quand elle a été gazée. Pendant ses 12 premières années, elle est restée muette, ses cordes vocales abîmées par les gaz. Déscolarisée en raison de son handicap, elle a ensuite commencé à parler, difficilement. On la retrouve à chaque chapitre des massacres perpétrés sur les Kurdes, sur plusieurs décennies, s’exprimant à travers des flashbacks. A la fin du livre, c’est elle, de sa voix fragile et brisée, comme un écho à celle de son peuple martyrisé, qui ose demander la reconnaissance du génocide kurde. Elle a inspiré le sous-titre du livre. »
https://cfri-irak.com/article/un-genocide-oublie-100-ans-de-solitude-pour-les-kurdes-2023-06-20