J’accuse ces maréchaux !
Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu’on leur raconte. Ils se choisissent des maitres pour les juger, avec un goût funeste pour l’esclavage. Les hommes sont des moutons, ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur docilité. Quand on a la curiosité de se pencher sur l’infâme première guerre mondiale, (mais qui a encore cette curiosité?) on se demande : comment une telle chose a-t-elle pu être acceptée ? Quel honneur national pour légitimer cela ? Comment a-t-on pu grimer en idéal ce qui n’était que banditisme, assassinat de masse et le faire admettre ? Le seul instant légitime où aurait dû être tirée l’unique bande de mitrailleuse eut été d’aligner légitimement cet empereur, ses conseillers, ces maréchaux et ces généraux qui se sont crus forts, surhumains, arbitres de la destinée de l’humanité et qui n’étaient que de misérables imbéciles. Leur vanité a perdu le monde. Des millions d’hommes sont morts pour avoir cru ce qu’enseignent les dirigeants, les législateurs, les ministres, les évêques, les maréchaux. Ils ont formé d’innombrables troupeaux que des bergers galonnés ont conduits à l’abattoir au son d’une musique militaire. En quatre ans, la civilisation s’est anéantie. Les chefs ont fait faillite. Leur rôle, le seul important, eut été justement d’éviter cela. Si tous ces braves ne savaient pas où ils allaient, les chefs eux auraient du savoir où ils menaient leurs nations. Un homme a le droit d’être bête pour son propre compte, pas pour le compte des autres. Ah ! Bon Dieu !… Si l’on avait mis les pères Joffre, Foch, Gallieni, si on les avait mis là dans le trou avec Guillaume II et le vieux Hindenburg en face, elle se serait vite tassé la guerre ! On l’avait envisagée courte, elle a duré une éternité.
La fleur de l’âge. Avoir vingt ans et mourir au champ d’honneur ! La boue, le sang, le tonnerre incessant des bombardements, les cris agonisants des copains et l’odeur de leurs cadavres. Peut-on encore imaginer ce qu’il a fallu d’inconscience, de pinard et d’abnégation pour se hisser hors des tranchées ? Aucun des soldats n’avait pourtant demandé à en être. Ils ont tous été malgré eux confrontés à la souffrance et aux angoisses, amenés à offrir leur intime chair aux canons. La suprême injustice a été que l’on disposât d’eux sans les consulter, qu’on les ait amenés au feu avec des mensonges. On peut comprendre que cette même injustice légalisée ait pu rendre caduque toutes leurs valeurs morales. L’honneur, le courage, la beauté des attitudes, l’héroïsme, toutes les conventions édictées par le commandement militaire préservé à l’abri, par les gens de l’arrière, par les médias ou l’opinion publique, n’ont été que des valeurs prônées par l’arrière que l’insoutenable front ne pouvait autoriser. Au front, le courage a commencé avec la peur et s’est fini sous les balles. Tous les « Pauvres Couillons du Front », les PCDF, se sont fait casser la gueule. Beaucoup n’en sont pas revenus ou sont rentrés estropiés, diminués ou fous. Peu ou pas d’indemnité. Les plus chanceux, ces pauvres types, ni belliqueux, ni agressifs, qui ont marché et tué sans savoir pourquoi, ont regagné, la gueule cassée, leurs charrues, leur ateliers, aussi gueux qu’avant, sans remerciements ni reconnaissance. A qui a profité leur héroïsme ? Les dividendes sont revenus aux maréchaux, aux généraux, aux hommes politiques, aux patrons de l’industrie guerrière, au marché des monuments aux morts. Les dirigeants, les maréchaux sont restés planqués. Ils ont envoyé sans compter se faire tuer, dans le meilleur des cas se faire amputer des millions de braves, des millions d’innocents. Ils ont assassiné sans vergogne et envoyé au poteau d’exécution au titre de je ne sais quel exemple ceux qui ne prétendaient pas se soumettre ou qui dénonçaient l’ignominie de leur entreprise. Pour quelle finalité ?
Foch, Gallieni, Joffre, Nivelle, dont les statues trônent encore au beau milieu de la place en affichant galons et allure glorieuse, képi immaculé et gants blancs, ceux dont les noms illustres baptisent encore nos boulevards et nos grandes artères, ont été décorés et sont toujours vénérés. Leurs noms sont sanctifiés. Ceux de leurs victimes, gravés sur une pierre centenaire maintenant vermoulue, voués à un incontournable oubli.